L’impact de TSMC et Samsung Foundry dans la course aux nanomètres

La miniaturisation des transistors, mesurée en nanomètres, constitue l’épine dorsale du progrès technologique moderne. Au cœur de cette quête technologique, deux géants se livrent une bataille sans merci : TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company) et Samsung Foundry. Ces fonderies dominent la production des puces les plus avancées au monde, façonnant l’industrie des semi-conducteurs à travers leur maîtrise des procédés de fabrication en nanomètres toujours plus réduits. Leur rivalité technique détermine non seulement les capacités des appareils électroniques que nous utilisons quotidiennement, mais influence des équilibres géopolitiques et des chaînes d’approvisionnement mondiales dans un secteur devenu stratégique pour la souveraineté technologique des nations.

Les fondements technologiques de la course aux nanomètres

La course aux nanomètres représente la quête constante pour réduire la taille des transistors gravés sur les puces de silicium. Contrairement à ce que suggère leur appellation, les nœuds technologiques de 5nm, 3nm ou 2nm ne correspondent plus directement à des dimensions physiques réelles, mais plutôt à des générations technologiques offrant des densités de transistors croissantes. Chaque avancée vers un nœud inférieur permet d’intégrer davantage de transistors sur une même surface, augmentant ainsi les performances tout en réduisant la consommation énergétique.

TSMC a pris une avance considérable en maîtrisant le procédé de lithographie EUV (Extreme Ultraviolet), technologie révolutionnaire permettant de graver des motifs d’une finesse extrême. Grâce à des longueurs d’onde de 13,5 nanomètres, cette technique a permis le franchissement de la barrière des 7nm, puis des 5nm. Samsung a suivi une trajectoire similaire mais avec des défis de rendement plus prononcés, c’est-à-dire une proportion moindre de puces fonctionnelles par wafer produit.

Les deux entreprises ont dû maîtriser des innovations comme les transistors FinFET (transistors à effet de champ à ailettes) puis GAAFET (transistors à effet de champ à grille enveloppante), nécessaires pour combattre les effets quantiques parasites qui apparaissent à ces échelles infinitésimales. La physique fondamentale pose des obstacles croissants : effets tunnel, fuites de courant et dissipation thermique deviennent des problématiques majeures que chaque fonderie tente de résoudre par des approches parfois divergentes.

Les investissements requis pour ces avancées atteignent des sommes vertigineuses. Une usine de fabrication moderne (fab) coûte désormais plus de 20 milliards de dollars, créant une barrière à l’entrée quasi insurmontable pour de nouveaux concurrents et renforçant la position dominante de TSMC et Samsung.

TSMC : le leader incontesté de la fonderie avancée

Fondée en 1987, TSMC a révolutionné l’industrie avec son modèle de fonderie pure-play, se concentrant exclusivement sur la fabrication sans concevoir ses propres puces. Cette spécialisation lui a permis de devenir le partenaire privilégié d’entreprises comme Apple, AMD, NVIDIA ou Qualcomm. Sa domination s’est cristallisée avec le nœud 7nm en 2018, creusant l’écart technologique avec ses concurrents et captant près de 90% du marché des procédés les plus avancés.

Le procédé N5 (5nm) de TSMC, déployé en production de masse dès 2020, a démontré sa supériorité avec des rendements exceptionnels dépassant rapidement 80%. Cette fiabilité productive constitue l’avantage compétitif majeur de TSMC, permettant à ses clients de commercialiser des produits à la pointe de la technologie avec une confiance inébranlable dans la chaîne d’approvisionnement. Le procédé N3 (3nm) lancé fin 2022 poursuit cette tradition d’excellence.

La stratégie d’innovation de TSMC repose sur un cycle de développement méthodique, proposant des améliorations intermédiaires (N6, N4, N3E) entre les grands sauts technologiques. Cette approche offre aux concepteurs de puces un chemin d’évolution prévisible et rentable. L’entreprise taïwanaise maintient une cadence d’investissement phénoménale, avec plus de 40 milliards de dollars alloués annuellement à la recherche et au développement ainsi qu’à la construction de nouvelles installations.

Le succès de TSMC repose sur trois piliers fondamentaux :

  • Une culture d’excellence opérationnelle héritée de son fondateur Morris Chang
  • Un écosystème complet d’outils et de services facilitant l’adoption de ses technologies par les clients

Cette position dominante fait toutefois de TSMC un enjeu géopolitique majeur, notamment dans les tensions sino-américaines, poussant l’entreprise à diversifier géographiquement sa production avec des usines en Arizona et au Japon.

Samsung Foundry : le challenger ambitieux

Contrairement à TSMC, Samsung opère selon un modèle IDM (Integrated Device Manufacturer), concevant et fabriquant ses propres puces tout en proposant des services de fonderie à des clients externes. Cette double casquette constitue à la fois une force et une faiblesse : elle permet des synergies mais soulève des questions de priorité et de confidentialité chez certains clients potentiels, réticents à confier leurs designs à un concurrent.

Samsung Foundry s’est distingué par son audace dans l’adoption précoce de nouvelles technologies. Le géant coréen a été le premier à annoncer l’utilisation commerciale de la lithographie EUV et à présenter une feuille de route ambitieuse vers les nœuds 4nm et 3nm. Cette approche agressive vise à rattraper TSMC, mais s’est parfois heurtée à des difficultés techniques se traduisant par des rendements de production inférieurs.

L’architecture 3GAE (3nm Gate-All-Around Early) de Samsung, basée sur les transistors MBCFET (Multi-Bridge Channel FET), illustre cette stratégie d’innovation à marche forcée. Premier fondeur à commercialiser cette technologie de rupture en 2022, Samsung a pris des risques considérables pour devancer TSMC. Mais cette avance chronologique s’est révélée en partie symbolique, les volumes de production restant limités par des problèmes de maturité technologique.

La division fonderie de Samsung bénéficie des ressources colossales du conglomérat, avec un budget annuel de recherche dépassant 20 milliards de dollars. Cette puissance financière lui permet de maintenir une stratégie d’investissement parallèle à celle de TSMC, construisant simultanément plusieurs gigafabs aux États-Unis et en Corée. Samsung mise sur sa maîtrise verticale de l’écosystème, de la conception des équipements à la production de mémoire, pour créer des synergies inaccessibles à son rival taïwanais.

La clientèle de Samsung Foundry reste plus diversifiée que celle de TSMC, avec une forte présence dans les secteurs automobiles, IoT et télécommunications, compensant partiellement son retard dans les segments premium du mobile et du calcul haute performance.

L’écosystème des semi-conducteurs reconfiguré par le duopole

La domination de TSMC et Samsung sur les nœuds avancés a profondément transformé l’industrie des semi-conducteurs. Les concepteurs de puces sans usines (fabless) comme Apple, Qualcomm ou NVIDIA dépendent entièrement de ces fonderies pour matérialiser leurs innovations. Cette dépendance crée une dynamique complexe où le calendrier de sortie des produits est dicté par les capacités de production et les priorités des fondeurs.

L’émergence de ce duopole a provoqué une bifurcation technologique du marché. D’un côté, les applications nécessitant la densité et les performances ultimes migrent vers les nœuds les plus avancés de TSMC et Samsung. De l’autre, un vaste segment de produits continue d’utiliser des technologies plus matures (28nm, 14nm) proposées par des fonderies comme GlobalFoundries, UMC ou SMIC.

Les équipementiers comme ASML, Applied Materials ou Tokyo Electron ont vu leur position renforcée, devenant des maillons indispensables de la chaîne. ASML, seul fournisseur mondial de machines de lithographie EUV, occupe une position particulièrement stratégique, ses livraisons déterminant directement la capacité d’expansion des fonderies avancées.

Cette concentration a des implications majeures sur l’innovation :

  • L’accès privilégié aux dernières technologies de fabrication devient un avantage compétitif déterminant pour les concepteurs de puces

Les relations entre fonderies et clients évoluent vers des partenariats stratégiques à long terme, parfois scellés par des investissements croisés. Apple, par exemple, finance partiellement le développement de certains procédés TSMC en échange d’un accès prioritaire, créant une symbiose technologique qui renforce les deux entreprises mais élève les barrières pour les acteurs secondaires.

Cette reconfiguration soulève des questions de souveraineté technologique qui dépassent le cadre industriel pour devenir des enjeux géopolitiques majeurs. Les États-Unis, l’Europe, la Chine et le Japon ont tous lancé des initiatives massives de soutien à leur industrie des semi-conducteurs, mais recréer l’expertise accumulée par TSMC et Samsung représente un défi colossal.

Au-delà des nanomètres : les nouvelles frontières de la différenciation

La course aux nanomètres approche de limites physiques fondamentales qui obligent les fonderies à repenser leurs stratégies de différenciation. Alors que la miniaturisation ralentit, TSMC et Samsung développent de nouvelles approches pour continuer à offrir des gains de performance. La co-optimisation entre fonderies et concepteurs devient centrale, avec des technologies d’encapsulation avancées permettant d’intégrer plusieurs puces dans un même package.

Les technologies d’intégration 3D comme CoWoS (Chip on Wafer on Substrate) de TSMC ou X-Cube de Samsung transforment l’approche traditionnelle du développement de puces. Au lieu de chercher à tout intégrer sur un seul morceau de silicium, ces techniques permettent d’assembler des composants hétérogènes optimisés séparément. Cette approche, parfois appelée « chiplet », offre de nouvelles possibilités de personnalisation et d’optimisation pour des applications spécifiques.

L’intelligence artificielle joue un rôle croissant dans la conception même des procédés de fabrication. Les deux fonderies utilisent désormais des algorithmes sophistiqués pour optimiser leurs procédés lithographiques et améliorer les rendements. Cette fusion entre semi-conducteurs et IA crée une boucle de rétroaction positive : de meilleurs procédés permettent de produire des puces IA plus puissantes, qui à leur tour aident à concevoir de meilleurs procédés.

Les matériaux exotiques constituent une autre frontière d’innovation. Au-delà du silicium traditionnel, les deux fonderies explorent l’intégration de matériaux comme le nitrure de gallium (GaN), le carbure de silicium (SiC) ou même des semi-conducteurs bidimensionnels. Ces nouveaux matériaux offrent des propriétés électriques supérieures dans certaines applications comme l’électronique de puissance ou la photonique.

La durabilité environnementale émerge comme un axe de différenciation inattendu. Face à l’empreinte carbone et à la consommation d’eau considérables des usines de semi-conducteurs, TSMC et Samsung rivalisent désormais d’initiatives pour réduire leur impact écologique. Cette dimension, autrefois secondaire, devient un facteur de décision pour certains clients soucieux de leur responsabilité sociétale, et pourrait reconfigurer certains aspects de la compétition entre les deux géants.