Comment Elden Ring redéfinit le level design en monde ouvert

Lancé en février 2022, Elden Ring marque un tournant dans l’approche du monde ouvert en jeu vidéo. FromSoftware, studio connu pour ses labyrinthes verticaux dans Dark Souls, a transposé son expertise vers un univers vaste sans sacrifier la densité narrative ni la précision architecturale. En fusionnant la verticalité caractéristique de ses œuvres précédentes avec l’horizontalité traditionnelle des mondes ouverts, le jeu crée un territoire où chaque recoin dissimule un récit, un défi ou une récompense. Cette approche renouvelle fondamentalement les conventions établies depuis The Elder Scrolls ou The Witcher 3, proposant une liberté d’exploration qui reste néanmoins rigoureusement structurée.

L’architecture verticale comme principe fondateur

Contrairement aux mondes ouverts traditionnels qui s’étendent principalement sur un plan horizontal, Elden Ring construit son univers en hauteur. L’Entre-Terre se déploie sur de multiples niveaux interconnectés, créant un labyrinthe tridimensionnel où le joueur navigue constamment entre sommets vertigineux et profondeurs abyssales. Cette verticalité n’est pas un simple artifice visuel mais un véritable principe de conception qui structure l’expérience ludique.

Les châteaux comme Morne ou Torche-Céleste illustrent parfaitement cette philosophie. Leurs architectures complexes superposent plusieurs couches de gameplay, obligeant le joueur à réfléchir en trois dimensions. Chaque tour, chaque rempart devient un repère visuel qui oriente l’exploration tout en promettant des découvertes. De même, les catacombes et mines creusent l’espace souterrain, offrant une contre-expérience aux vastes panoramas extérieurs.

Cette approche transforme radicalement la notion de progression. Là où d’autres jeux misent sur l’étalement horizontal de points d’intérêt, Elden Ring concentre ses défis dans des structures denses et stratifiées. Un simple plateau peut dissimuler trois niveaux de profondeur, chacun avec ses propres ramifications. Cette densification verticale permet de maintenir un rythme soutenu sans diluer l’expérience dans des espaces vides. Même les plaines de Nécrolimbe, apparemment plates, révèlent rapidement des falaises, des ravins et des passages souterrains qui complexifient l’exploration.

La fragmentation cohérente du monde ouvert

FromSoftware a rompu avec l’approche homogène des mondes ouverts conventionnels en divisant l’Entre-Terre en biomes distincts. Chaque région possède non seulement une identité visuelle unique, mais fonctionne comme un microcosme avec ses propres règles de gameplay et défis. Cette fragmentation n’est pas arbitraire; elle suit une logique narrative où chaque territoire reflète l’influence de son demi-dieu tutélaire.

Le Plateau d’Altus, baigné dans une lumière dorée, contraste violemment avec le pourrissement écarlate de Caelid. Ces transitions brutales, loin d’être des ruptures incohérentes, renforcent le sentiment de traverser des royaumes distincts unis par une cosmologie commune. Cette approche permet d’éviter l’écueil de l’uniformité qui affecte souvent les grands mondes ouverts, où les paysages finissent par se ressembler malgré les variations superficielles.

La conception des donjons illustre parfaitement cette philosophie de fragmentation cohérente. Les grands châteaux comme Leyndell ou le Manoir Volcanique fonctionnent comme des univers autonomes avec leurs propres sous-systèmes, rappelant la structure des jeux Souls précédents. Entre ces points d’ancrage majeurs, une constellation de mini-donjons (grottes, catacombes, tunnels miniers) offre des défis plus condensés mais toujours uniques. Cette hiérarchisation crée un rythme d’exploration où alternent grandes expéditions et courtes incursions, maintenant constamment l’intérêt du joueur sans l’épuiser.

Un système d’échelles multiples

Le génie de ce design réside dans sa gestion des échelles. Le joueur navigue constamment entre:

  • L’échelle macro du continent entier, visible depuis les points culminants
  • L’échelle moyenne des régions et leurs sous-systèmes interconnectés
  • L’échelle micro des structures individuelles avec leurs propres puzzles environnementaux

La cartographie comme découverte active

Elden Ring réinvente l’interaction entre le joueur et la carte du monde. Contrairement aux jeux où la carte se révèle automatiquement en atteignant des tours ou des points de synchronisation, ici la cartographie devient une quête active. Le joueur doit trouver des fragments de carte disséminés dans chaque région, transformant l’acte même de comprendre le territoire en une exploration récompensée.

Cette approche génère une tension cognitive stimulante: naviguer dans un espace partiellement connu, où la silhouette d’une structure lointaine devient un repère visuel plus important que tout marqueur d’interface. Les joueurs développent une connaissance spatiale organique du monde, basée sur l’expérience directe plutôt que sur des indicateurs abstraits. La carte elle-même, avec son style évoquant une ancienne carte maritime, renforce cette sensation de territoire mystérieux à déchiffrer.

Le système de balisage manuel complète cette philosophie en laissant au joueur la responsabilité d’annoter son environnement. Plutôt que d’imposer des marqueurs standardisés comme dans la plupart des mondes ouverts, Elden Ring fournit des outils minimalistes que chacun utilise selon sa propre logique. Cette personnalisation de la cartographie reflète le parcours unique de chaque joueur à travers l’Entre-Terre.

Les Sites de Grâce, équivalents des feux de camp des précédents jeux FromSoftware, ne sont plus simplement des points de sauvegarde mais deviennent des nœuds dans un réseau de navigation. Leur placement stratégique guide subtilement le joueur vers des zones appropriées à son niveau tout en lui laissant l’illusion d’une découverte personnelle. Cette tension entre guidage invisible et liberté apparente constitue l’un des tours de force du design d’Elden Ring.

Le level design narratif sans exposition forcée

Elden Ring pousse à son apogée la narration environnementale chère à FromSoftware. Chaque élément architectural, chaque disposition d’ennemis ou d’objets raconte une histoire sans recourir aux cinématiques imposées ou aux dialogues explicatifs qui interrompent le flow des mondes ouverts traditionnels. L’histoire de l’Entre-Terre se lit directement dans sa géographie.

Le positionnement des statues, l’orientation des bâtiments, les traces de batailles anciennes – tous ces éléments constituent un langage visuel cohérent que le joueur apprend progressivement à déchiffrer. Les ruines parsemant le monde ne sont pas de simples décors mais des témoignages archéologiques d’une civilisation effondrée, dont la disposition spatiale révèle l’histoire sans un mot.

Cette narration par l’espace transforme l’exploration en acte d’interprétation active. Le joueur devient archéologue d’un monde dont il doit reconstituer l’histoire à partir de fragments épars. Les objets trouvés complètent ce tableau par leurs descriptions cryptiques, créant un système narratif multicouche où chaque découverte spatiale trouve son écho dans l’inventaire du joueur.

Le level design narratif s’exprime particulièrement dans les transitions entre zones. La progression de Nécrolimbe vers le Château de Voilemorne puis vers Péninsule des Larmes établit une grammaire visuelle qui raconte la dégradation progressive du royaume sans qu’aucun personnage ne l’explicite. Cette économie narrative respecte l’intelligence du joueur tout en maintenant un mystère qui nourrit l’exploration.

L’émergence guidée comme philosophie d’exploration

Le tour de force d’Elden Ring réside dans sa capacité à créer l’illusion d’une découverte totalement libre tout en orchestrant subtilement le parcours du joueur. Cette émergence guidée représente peut-être la plus grande innovation du jeu en matière de level design ouvert.

Contrairement aux mondes où la progression suit un chemin balisé de missions principales, Elden Ring utilise des techniques subtiles pour orienter sans contraindre. La disposition des ennemis, avec une gradation naturelle de difficulté, crée des barrières organiques qui canalisent le joueur sans jamais lui interdire explicitement un chemin. Un dragon trop puissant bloquant un passage encourage à explorer d’autres directions sans briser l’immersion par un message artificiel.

L’architecture elle-même participe à cette guidance invisible. Les points de vue stratégiquement placés révèlent des structures intrigantes à l’horizon, semant des graines de curiosité qui germeront plus tard. Les chemins principaux, légèrement plus larges ou mieux éclairés, attirent naturellement le regard tandis que les passages secrets demandent un œil plus attentif, créant une hiérarchie d’exploration qui récompense la perspicacité.

Ce système d’émergence guidée génère des moments d’exploration qui semblent uniques à chaque joueur tout en s’inscrivant dans une chorégraphie minutieusement orchestrée. La sensation de découvrir par soi-même un passage secret ou un panorama spectaculaire, même si cette découverte était prévue par les concepteurs, produit une satisfaction profonde qui manque souvent aux mondes ouverts plus explicitement balisés.

Un équilibre délicat

Cette approche repose sur un équilibre précis entre:

  • La liberté authentique permettant des approches multiples
  • Le guidage invisible par le level design qui évite la frustration excessive

C’est peut-être dans cet équilibre que réside la plus grande leçon d’Elden Ring pour l’avenir du design en monde ouvert.